Au Canada, la Charte des droits et libertés offre à tous de nombreuses garanties et protections contre les actions de l’État et de ses agents. Plus particulièrement, à son alinéa 11b), la Charte offre le droit à tout inculpé « d’être jugé dans un délai raisonnable » pour ce qui est des affaires criminelles et pénales. En effet, un délai déraisonnable constitue un déni de justice autant pour l’inculpé que pour la société dans son ensemble. La signification précise de l’expression « délai raisonnable » et ses implications a été source de confusion, car après tout, ce qui peut paraître raisonnable pour l’un peut ne pas l’être pour l’autre. Bien entendu, les tribunaux ont élaboré une méthode, un « test », pour déterminer le moment à partir duquel il devenait déraisonnable qu’une personne n’ait pas encore subi son procès. Par ailleurs, le remède lorsqu’un tribunal arrive à une telle conclusion est l’arrêt des procédures, c’est-à-dire que l’inculpé est libéré et il n’est pas possible de poursuivre pour obtenir une condamnation.
Récemment, soit le 8 juillet 2016, la Cour Suprême du Canada a rendu l’important arrêt R. c. Jordan, qui traite précisément de l’alinéa 11b) de la Charte et des délais déraisonnables. Jugeant que le cadre d’analyse qui prévalait jusqu’alors ne répondait plus aux besoins du système judiciaire, la plus haute cour du pays a décidé qu’il était temps de transformer ce cadre, notamment afin de faciliter son application et sa compréhension par les juristes et les tribunaux.
Depuis, Jordan a fait couler beaucoup d’encre à cause des répercussions majeures qu’il a causées au niveau de la procédure dans les instances criminelles et pénales. Comme de nombreux auteurs le soulignent déjà, cet arrêt change le droit qui s’appliquait jusque-là.
En effet, au cœur de ce nouveau cadre d’analyse se trouve deux plafonds temporels à partir desquels nous devrons présumer que le délai est déraisonnable. Le premier est fixé à 18 mois pour les procédures qui sont instruites devant une cour provinciale, celle-ci étant la Cour du Québec, et le deuxième étant fixé à 30 mois pour les procédures instruites devant une cour supérieure, celle-ci étant la Cour supérieure du Québec. En bref, cela signifie que si, à partir du moment du dépôt des accusations par l’État, jusqu’au moment de la conclusion réelle ou anticipée du procès, les procédures prennent plus de temps que les plafonds indiqués ci-dessus, l’inculpé devra être libéré par conséquence de l’arrêt des procédures.
Évidemment, le droit n’étant pas si simple, la Cour suprême nuance ce principe de base et explique que chaque cas est unique et doit être examiné sous les faits qui lui sont propres. En outre, elle explique qu’il sera possible au poursuivant, c’est-à-dire le procureur de la Couronne (ou du « ministère public »), d’apporter des arguments qui vont venir réfuter cette présomption de délai déraisonnable. Ces arguments doivent soulever des circonstances exceptionnelles, c’est-à-dire des circonstances « indépendantes de la volonté du ministère public ». Ces circonstances entrent généralement dans deux catégories : les événements distincts (par exemple des urgences médicales ou familiales) et les affaires complexes (par exemple en raison de la quantité ou de la nature de la preuve apportée ou à cause de la complexité des questions soulevées). La Cour suprême précise même que pour cette dernière catégorie, une affaire de meurtre typique ne constitue pas une affaire particulièrement complexe; c’est donc dire que le critère est tout de même élevé.
Par la suite, il est également possible de réduire le délai total en soustrayant les délais qui sont causés par l’avocat de l’inculpé. Une fois de plus, deux catégories sont possibles : les délais auxquels la défense renonce volontairement (par exemple lorsque l’avocat de l’inculpé demande plusieurs remises) et les délais qui résultent uniquement de sa conduite (par exemple les recours à des tactiques frivoles ou dilatoires pour retarder indûment les procédures). La logique derrière cela est que l’inculpé ne peut bénéficier de délais injustifiés qui sont causés par lui-même ou par son avocat et ensuite invoquer l’arrêt des procédures parce que l’ensemble de celles-ci aurait dépassé un des plafonds établis par la Cour.
De plus, il est tout à fait légitime de penser qu’un délai pourrait être déraisonnable, même si nous nous trouvons en-dessous des plafonds expliqués ci-haut. Par contre, dans ce cas, la Cour explique que les délais sont présumés raisonnables. En conséquence, les rôles sont inversés : c’est à l’avocat de l’inculpé d’apporter des arguments pour démontrer que les délais sont déraisonnables et violent la garantie constitutionnelle de son client. Cette argumentation doit absolument se faire en deux étapes. Premièrement, il doit démontrer qu’il a pris des mesures utiles qui font la preuve d’un effort soutenu pour accélérer l’instance (par exemple, il a tenté d’obtenir les dates les plus rapprochées possible pour la tenue de l’audience) et deuxièmement que le procès a été nettement plus long qu’il aurait raisonnablement dû l’être. Par ailleurs, la Cour prend le temps de préciser que dans les cas où nous nous situons en-dessous des plafonds de 18 et de 30 mois, l’arrêt des procédures ne devrait être ordonné que dans les cas manifestes.
Finalement, que se passe-t-il pour les causes qui ont débuté avant que l’arrêt Jordan soit rendu? La Cour s’est penchée sur cette question en expliquant que le nouveau cadre d’analyse résumé ci-haut s’appliquerait aux affaires qui sont en cours d’instance, mais qu’il faudra l’adapter.
Il est également à noter que la décision Jordan s’applique pour les causes criminelles, c’est-à-dire des infractions qui visent des comportements contraires aux valeurs fondamentales de notre société et prévues dans des lois fédérales (telles que le Code criminel, la Loi sur les armes à feu, la Loi réglementant certaines drogues et autres substances). En outre, le cadre d’analyse de Jordan s’applique également aux infractions pénales, soit les infractions qui visent à punir un comportement contraire à ce qui est prévu dans certaines lois provinciales (par exemple, le Code de la sécurité routière, la Loi sur la qualité de l’environnement). En effet, pour ce qui est de ce dernier type d’infraction, la jurisprudence des derniers mois est claire quant au fait que les personnes accusées d’avoir contrevenu à une loi pénale réglementaire provinciale doivent également utiliser le cadre d’analyse de Jordan. La réponse n’est par contre pas aussi simple pour ce qui est des professionnels ayant commis une infraction disciplinaire (par exemple en ayant contrevenu à leur code de déontologie). La jurisprudence semble indiquer que pour ces cas, l’arrêt Jordan ne s’appliquerait pas, car « un intimé dans le cadre d’une procédure disciplinaire n’est pas un inculpé au sens de la Charte, puisque les procédures disciplinaires n’entraînent pas de véritables conséquences pénales. » Évidemment, le droit étant en constante évolution, il faudra rester à l’affût des développements dans ce domaine.
En résumé, la garantie à tout inculpé énoncée à l’alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertésd’être jugé dans un délai raisonnable a subi une transformation en juillet 2016. Dorénavant, le délai depuis le dépôt des accusations jusqu’à la conclusion réelle ou anticipée du procès, moins les délais imputables à la défense et sous réserve de circonstances exceptionnelles, ne pourra dépasser 18 mois devant une cour provinciale et 30 mois devant une cour supérieure. Ce cadre d’analyse s’applique aux personnes accusées d’une infraction criminelle ou pénale, même aux affaires en cours, sous réserve de mesures transitoires, mais la réponse n’est pas aussi figée pour les professionnels accusés d’une infraction disciplinaire.